Le 17 août 1963, deux jeunes militants antifranquistes vivant en France étaient exécutés à Madrid pour des attentats qu’ils n’avaient pas commis. Leur réhabilitation est sur le point d’aboutir, avec l’aide des deux vrais responsables.
Le bourreau a donné un tour de manivelle. Le collier du garrot a serré le cou de Francisco Granado, étouffant ses supplications et lui brisant les vertèbres cervicales. Le médecin légiste a constaté la mort. Le corps a été évacué. Les gardiens ont amené Joaquin Delgado, les yeux bandés. Silencieux, le prisonnier a été sanglé. Un tour de manivelle. La tête s’est affaissée.
Ce récit, fait par l’un des bourreaux bien des années plus tard et rapporté dans un livre, Le Garrot pour deux innocents, de Carlos Fonseca (Editions CNT), est celui de l’exécution, le 17 août 1963, à l’aube, dans la prison de Carabanchel, à Madrid, de deux militants antifranquistes, âgés de 27 et 29 ans. Ils ont été arrêtés dix-sept jours plus tôt. A l’issue d’une parodie de procès, les deux hommes ont été déclarés coupables d’actes qu’ils n’avaient pas commis.
Plus de quarante ans ont passé. La transition démocratique de l’Espagne s’est effectuée de manière exemplaire, mais au prix d’une amnésie officielle sur la dictature de Franco et d’une loi d’amnistie votée en 1977. Cela, les proches des deux condamnés à mort ne peuvent l’accepter. Depuis dix ans, ils luttent pour que soit révisé le procès de ces Sacco et Vanzetti espagnols.
Commencé dans l’indifférence, voire l’hostilité de ceux qui ne souhaitent pas rouvrir les plaies, ce combat pour le devoir de mémoire est en passe d’aboutir. Pour la première fois, le Tribunal constitutionnel vient d’ouvrir la voie à une révision du procès. Et le gouvernement de José Luis Rodriguez Zapatero s’apprête à déposer un projet de loi pour «la complète réhabilitation morale et juridique»des victimes du franquisme.
Une victoire qui donne une valeur prémonitoire aux écrits de Robert Escarpit, dans Le Mondedu 22 août 1963 : «Francisco Granado et Joaquin Delgado ont donné leur vie pour quelque chose, mais, comme toujours, les bourreaux les ont exécutés pour rien.» A l’époque, l’innocence des deux hommes ne fait déjà aucun doute hors du pays.
Leur destin est indissociable de l’histoire de l’anarchisme en Espagne. Réfugiés en France, les exilés de la guerre civile espèrent après la guerre la chute du franquisme dans la foulée du nazisme et du fascisme. Mais à partir des années 1950, le régime ne cesse de se renforcer et bénéficie d’appuis internationaux toujours plus importants. La guérilla intérieure, surnommée «le maquis», est pratiquement annihilée au début des années 1960. Les entreprises étrangères, comme Renault, s’installent. Les touristes affluent.
Les militants antifranquistes s’insurgent de cette légitimation de la dictature. En 1961, lors d’un congrès organisé à Limoges, l’organisation anarchiste CNT (Confédération nationale du travail), qui revendique alors 20 000 adhérents, décide de créer un groupe clandestin, baptisé Défense Intérieur (DI). «Nous avions un double objectif, explique Octavio Alberola, 33 ans à l’époque, un clandestin qui en était un des principaux coordinateurs. Le premier était de réactiver la lutte à travers des attentats symboliques. Le second était d’éliminer Franco pour accélérer le processus démocratique.»
Pour mener à bien les actions, plutôt que sur des cellules organisées, DI s’appuie sur les membres des Jeunesses libertaires. Ce sont des enfants d’exilés ou de migrants économiques. Ils ont 20 ans, ne se connaissent pas, n’ont aucune formation militaire. Leur coordination est difficile et assurée depuis la France.
A partir de 1962, une série d’attentats symboliques frappe des intérêts espagnols à l’intérieur et hors du pays. Les anarchistes se mettent parallèlement à surveiller Franco. La chasse est difficile : instruit de menaces, le général ne cesse de changer son programme. Un plan est cependant échafaudé.
Francisco Granado est chargé d’acheminer les 20 kg de plastique et le détonateur à Madrid. Le jeune homme a émigré en France au début des années 1960, à la recherche d’un travail. Il s’est installé à Alès, comme ouvrier, a fait venir sa femme et sa fille, a eu deux autres enfants ensuite. Il est entré dans les rangs libertaires au hasard d’une rencontre dans un bar fréquenté par la communauté espagnole.
C’est sa première action. Il franchit la frontière le 14 mai avec sa Renault, récupère les explosifs et se rend à Madrid. Il doit les remettre à un artificier qu’il ne connaît pas, le moment venu.
Mais les semaines s’écoulent sans qu’il soit possible d’agir. Les instigateurs apprennent le 26 juillet que Franco est parti en vacances. L’opération est repoussée. A Paris, Octavio Alberola demande à Joaquin Delgado de se rendre à Madrid et de contacter les militants sur place pour les faire rentrer en France.
Joaquin Delgado Martinez est le fils d’un exilé de la guerre civile, installé à Grenoble. Arrivé très jeune en France, naturalisé, ce célibataire a été élevé dans les idées anarchistes. C’est un activiste aguerri.
Il entre en contact avec Granado. Ce dernier accepte de rentrer mais, en butte à des problèmes d’argent, doit d’abord attendre un mandat pour payer les réparations de sa voiture. Les deux hommes décident de rester quelques jours supplémentaires à Madrid. Ils ignorent qu’une autre équipe envoyée par la DI est au même moment dans la capitale. Et dès lors, tout dérape.
ANTONIO MARTIN, 25 ans, et Sergio Hernandez, 20 ans, sont chargés de perpétrer deux attentats symboliques contre le service des passeports à la Direction générale de la sûreté et contre le siège des syndicats phalangistes. L’action est planifiée pour le début du mois d’août mais, craignant d’être repérés, les deux militants l’avancent au 29 juillet. L’engin déposé dans le premier lieu explose avec quatre heures d’avance, alors que le service des passeports est encore ouvert. L’attentat fait une vingtaine de blessés dont trois sont hospitalisés. La presse officielle s’empare de cette bavure et fustige les «bandits».
Quarante-huit heures plus tard, Delgado et Granado sont interpellés, les explosifs retrouvés. Arrestation fortuite ? Travail de police efficace ? Trahison ? Nul ne le sait. Conduits dans les bureaux de la Direction générale de la sûreté, les deux hommes signent des aveux sous la torture. Le 13 août, un tribunal militaire spécial condamne les deux hommes à la mort par garrot, sans qu’il y ait dans le dossier ni preuves ni témoins. L’avocat de la défense est un officier qui n’a jamais fait les moindres études de droit. Franco refuse la grâce.
Sergio Hernandez et Antonio Martin sont effondrés. Le premier veut se dénoncer. La DI s’y oppose, jugeant inutile d’espérer la clémence du régime. Il publie cependant un communiqué affirmant que les auteurs de l’attentat sont deux autres anarchistes, en sécurité en France. Malgré les arguments de ses camarades, Antonio Martin vit très mal ce «coup terrible». Sergio Hernandez avouera plus tard «un «. Il suivra pendant un temps une thérapie.
La DI, elle, ne survit pas au drame. La police française se met à harceler l’organisation, arrêtant soixante personnes. En 1965, la structure est dissoute. Les trajectoires des militants divergent. Octavio Alberola poursuit l’action, ce qui lui vaut d’être emprisonné ou assigné à résidence à de multiples reprises, en France et en Belgique. D’autres se rangent. Le général Franco meurt le 20 novembre 1975. Auparavant, il a encore signé huit condamnations à mort, dont celle du jeune libertaire catalan Salvador Puig Antich, exécuté le 2 mars 1974.
Au début des années 1990, Xavier Montanya, un journaliste catalan, auteur justement d’un livre sur Puig Antich, s’intéresse à l’histoire de Delgado et Granado. En 1994, il entre en contact avec Antonio Martin et Sergio Hernandez. Les années ont passé, mais la souffrance est toujours aussi vive. Devant une caméra, les deux hommes, en larmes, admettent être les auteurs de l’attentat, pour que l’on sache, enfin, ce qui s’est passé, «un crime, disent-ils, un assassinat».
Xavier Montanya et la réalisatrice Lala Goma poursuivent l’enquête qui aboutit, un an plus tard, à un documentaire consacré à l’affaire, Granado et Delgado, un crime légal. Contactées, les chaînes de télévision publiques espagnoles refusent de s’associer au projet. Diffusé sur Arte, à la fin de 1996, il n’est diffusé en Espagne qu’en novembre 1997 sur la chaîne publique, vers deux heures et demie du matin et quelque temps plus tard à une heure de plus grande écoute.
Ce n’est là que le début du combat des familles. Le 3 février 1998, la veuve de Francisco Granado, Pilar Vaquerizo, et le frère de Joaquin Delgado, Francisco, présentent une demande en révision de la sentence prononcée le 13 août 1963. Elle est rejetée le 3 mars 1999 par la cour militaire du tribunal suprême, qui estime que la condamnation a été conforme à «la législation en vigueur» et que les juges militaires s’étaient prononcés «en conscience».
Le 16 avril 1999, Pilar Vaquerizo et Francisco Delgado présentent un autre recours, devant le Tribunal constitutionnel, cette fois. Qui reste en suspens. C’est alors que se constitue le «Groupe pour la révision du procès Granado-Delgado». Octavio Alberola part en campagne, donne des conférences, des entretiens à la presse, organise des manifestations, en Espagne mais aussi en France. Pourquoi la France ? Peut-être parce que ce pays aussi a un devoir de mémoire envers les exilés espagnols, si mal accueillis, parqués dans des camps. Et envers ceux qui se sont battus aux côtés des troupes alliées et ont été parmi les premiers à entrer dans Paris, avec le général Leclerc. Tout simplement aussi parce que Joaquin Delgado était français, comme sont français, également, la veuve et les enfants de Francisco Granado.
En Espagne, le 1er juin 1999, tous les groupes parlementaires, à l’exception du Parti populaire (PP) au pouvoir, présentent une initiative conjointe devant le Congrès des députés pour demander «la commémoration de l’exil qui a suivi la guerre civile et la condamnation du coup d’Etat fasciste militaire contre la légalité républicaine de 1936». En mars 2001, le groupe parlementaire de la Gauche unie, proche des communistes, lance une nouvelle motion dans le même sens, approuvée par tous les autres groupes parlementaires. Sauf celui du Parti populaire, qui dispose alors d’une majorité absolue. Initiative rejetée.
Il faut attendre le 20 novembre 2002 pour que le Congrès des députés vote à l’unanimité une déclaration condamnant «le soulèvement militaire de 1936» et affirmant «le devoir de reconnaissance morale à l’égard de tous les hommes et femmes victimes de la guerre civile, et de tous ceux qui ont subi la répression de la dictature franquiste». La déclaration approuve également «la reconnaissance et la protection économique et sociale pour les exilés de la guerre civile et les enfants de la guerre».
Sur ce point de l’indemnisation, l’affaire se double d’une injustice qui confine à l’absurde. Pilar Vaquerizo, la veuve de Granado, a demandé, en 1999, une aide accordée aux anciens prisonniers du franquisme. La direction générale du ministère des finances espagnol a rejeté sa demande parce que son mari, mort à 27 ans, n’avait pas 65 ans le 31 décembre 1990, comme l’exige la loi. De son côté,la Communauté de Madrid a repoussé sa requête parce qu’il n’a pas purgé le minimum d’un an de prison requis, ayant été exécuté au bout de dix-sept jours.
Malgré ces rebuffades successives, les familles de Granado et Delgado, ainsi que celles des Catalans Joan Peiro et Salvador Puig Antich relancent, le 14 avril 2003, un recours en réhabilitation auprès du Tribunal constitutionnel. Le 13 juin 2004, celui-ci leur donne raison pour la première fois, considérant que les nouvelles preuves sont «clairement pertinentes» et que toute «dénégation n’est pas raisonnable». Il demande au Tribunal suprême de réexaminer le recours en révision et de décider si les récents témoignages des multiples protagonistes sont crédibles.
Lundi 12 septembre, Antonio Martin et Sergio Hernandez ont porté à l’ambassade d’Espagne à Paris une lettre adressée au ministre de la justice où ils s’accusent à nouveau des attentats et demandent à être entendus. Si procès en réhabilitation il y a, les proches des victimes ont exprimé le désir que soient appelés à la barre les responsables de l’époque encore vivants, comme Manuel Fraga, 82 ans, l’actuel président de la région de Galice, qui était, en 1963, ministre de l’information et du tourisme. Au moment où l’on ouvre les fosses communes où sont enterrés les républicains fusillés durant la guerre civile, ils espèrent qu’un terme sera mis, enfin, à l’occultation collective.
Benoît Hopquin et Martine Silber
Le Monde